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 Les Highlands écossais coloniale

 

Les Highlands écossais dans une perspective coloniale et psychodynamique

par

Alastair McIntosh, Andy Wightman et Daniel Morgan

 

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INTERCULTURE: Revue internationale de recherche interculturelle et transdisciplinaire, Vol. XXVII:3 (cahier no. 124), pp. 1-4, aussis en anglais

Interculture est publiée par l'Institut Interculturel de Montréal. Elle paraît en français (ISSN 0712-1571) et en anglais (ISSN 028-797X).

Nous tenons à remercier Anne Moreau pour la traduction français du texte anglais original et Camille Dressler, résidente et chroniqueuse de l'île d'Eigg et ex-étudiante au doctorat en anthropologie littéraire au département d'anglais de la Sorbonne à Paris qui a lu ce qu'elle a qualifié <<d'excellente>> traduction et qui n'a fait que de <<minimes retouches>> pour mieux rejoindre les nuances écossaises.

   

Table des matières

Vers une thérapie culturelle transatlantique  (R. Vachon) ................3

Introduction et résumé .............................................................. 4

Origines du mouvement d'enclosure et effets externes ................... 5

Une «bande de forbans» ............................................................ 8

La proscription culturelle ............................................................ 9

Les évictions: les moutons comme spéculation ............................. 12

L'époque du balmoralisme: grands domaines de chasse et de pêche .16

Psychodynamique du domaine de chasse et de pêche:
point de vue d'un ghillie
............................................................ 20

Empowerment, internationalisme et révolte .................................. 23

L'éducation comme déni de l'histoire ........................................... 27

Conséquences écologiques du colonialisme dans les Highlands..................... 29

L'affaire de Mar Lodge et le Brésil ................................................ 32

Restitution des terres ................................................................ 33

 


Vers une thérapie culturelle transatlantique

Le 4 février 1994, je recevais une lettre d'Alastair McIntosh qui dirige le pro­gramme de maîtrise en écologie humaine au Centre d'écologie humaine d'Édimbourg.

«...Bref, ce qui arrive c'est que notre peuple, s'inspirant  des actions des Amérindiens, des aborigènes etc., s'éveille à la question des droits fonciers des Écossais.  Cet éveil est ac­compagné et animé par une renaissance culturelle et historique. Tout ceci a des conséquences directes pour le peuple canadien étant donné que plusieurs des Écossais qui ont été expulsés de leurs terres depuis 200 ans ont émigré au Canada. Le lien in­time que nous ressentons avec les Canadiens (et la «Auld Alliance» avec les Français) est le motif qui me conduit à m'adresser à Interculture pour la publication de ce texte.»

Eh bien! Le voici! Ce texte constitue un bon exemple de la résistance continue du peuple écossais au colonialisme culturel perpétré par une cer­taine modernité. Alastair, dans un autre de ses écrits poursuit:

«Sommes-nous prêts à déboulonner notre histoire? à la relire en remémorant, en révisionnant et en retrouvant le peuple que nous sommes; nous rappelant par exemple qu'un million d'Écossais ont été expulsés de leurs terres durant le XIXe siècle dans la seule région des Highlands afin de faire place à des fermes commerciales de brebis et à des domaines sportifs pour playboys? Prenant conscience aussi du fait que plusieurs des Écossais exilés dans le Nouveau Monde, en Australie et ailleurs, ont à leur tour perpétué et reperpétué l'oppression à l'égard d'autres peuples autochtones?»

Mais Alastair va plus loin.

«Une question que je désire poser est celle-ci. Aurions-nous besoin présentement d'une thérapie culturelle transatlantique, d'un mouvement visant à guérir les plaies des communautés dépossédées et brisées par les seigneurs coloniaux, qu'il s'agisse des communautés du Vieux Monde abandonnées à elles-mêmes, ou des semblants de communautés du Nouveau Monde parfois effrontées mais en voie d'effritement ?»

Oui, Alastair! Écossais, Français et autochtones nous rencontrant et nous souvenant ensemble de la résistance de nos ancêtres respectifs, mais nous éveillant aussi à la résistance contemporaine de nos trois peuples au même colonialisme culturel qui est en train de se perpétrer à notre égard, même parfois par des gens de nos propres peuples, au nom de la modernité.

Oui, «redécouvrons que nous sommes un peuple et récupérons ensemble les sources de notre renouveau culturel.»

Robert Vachon 

 

Les Highlands écossais dans une perspective coloniale et psychodyna­mique

  par

Alastair McIntosh, Andy Wightman et Daniel Morgan*

 

Lord et Lady Stafford furent heureux d'ordonner avec humanité un nouvel aménagement de ce pays. Que l'intérieur appartienne aux éleveurs de  moutons Cheviot et que l'on installe les habitants dans les régions côtières, sur des parcelles d'une superficie inférieure à trois acres arables, suffisante pour faire vivre une famille indus­trieuse, mais assez limitée pour que ces gens s'intéressent à la pêche (comme salariés). J'ose dire que les propriétaires ordonnèrent cet ar­rangement avec humanité, car ce fut assurément une extrême géné­rosité que de mettre ces hordes barbares en mesure de mieux s'as­socier, de s'appliquer à l'industrie, d'éduquer leurs enfants et de progresser dans la civilisation.

Patrick Sellar, régisseur des domaines Sutherland, Écosse, 1815[1]

 

Ainsi, les colons blancs ont entrepris de «civiliser» ces populations en s'attaquant à leur système foncier tribal. Ils enlèvent les terres aux indigènes et, partout où ils l'ont fait, il en résulte une offre abon­dante de «main-d'œuvre sur le marché», les salaires étant nivelés comme chez nous par la concurrence entre les sans-terre. Les témoi­gnages présentés devant la Commission de la main-d'œuvre indi­gène du Kenya en 1912–1913 le confirment. Les colons se présen­taient l'un après l'autre devant la commission pour demander, dans les termes les plus précis, que l'on oblige les indigènes à quitter les «réserves» pour travailler comme salariés en ramenant leurs terres à une superficie moindre que celle qui pourrait assurer leur subsis­tance. Lord Delamere, lui-même propriétaire de 150 000 acres, af­firmait: «Si la politique voulant que chaque indigène soit propriétaire d'une superficie suffisante pour s'y établir devait se poursuivre, la question de l'obtention d'une offre de force de travail suffisante ne serait jamais résolue.» Le processus de réduction des hommes à l'inoccupation et à la misère est ici exposé dans toute sa nudité et sa simplicité... En leur refusant la terre, on allait assurer une offre «adéquate» de main-d'œuvre sur le marché.

W. R. Lester, Unemployment and the Land, 1936[2]

 

 

Introduction et résumé

 

Le processus d'éviction (clearances) par lequel les Écossais des Highlands furent contraints d'abandonner leurs terres, entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle, fut un épisode de génocide culturel parallèle aux schémas de conquête coloniale qui se déroulèrent ailleurs dans l'Empire britannique; à bien des égards, il en fut le modèle. Ses effets se perpétuent jusqu'à nos jours dans la psyché nationale: un douloureux sentiment de dépouillement, que masque seulement un mince badigeon de relative prospérité matérielle, et une conscience grandissante de l'importance de la récupération des terres du «common».

Le texte qui suit résume les trois cents dernières années de l'histoire des «crofters» (micro-fermiers) des Highlands, population autochtone qui prati­quait une agriculture de subsistance. D'accord avec l'historiographe irlan­dais de Cambridge, Brendan Bradshaw[3], pour qui l'histoire d'un holocauste ne peut être exposée crédiblement avec une présomption d'objectivité, nous proclamons comme étant nos valeurs les valeurs liées à la viabilité écolo­gique, à la cohésion communautaire et à la réalisation du potentiel humain de chacun.

C'est dans la perspective plus large du mouvement des enclosures que nous nous intéresserons ici aux conséquences sociales de la proscription culturelle et des évictions.

Notre démarche reconnaît que l'opprimé est souvent amené à faire sienne la perspective de l'oppresseur, prenant acte aussi bien du rôle des Régiments des Highlands dans la construction de l'Empire que du fait que les Anglais eux-mêmes furent colonisés aux époques romaine et normande. Notre propos, dans ce texte, est donc une réflexion sur la dynamique psy­cho-spirituelle profonde de la propriété foncière et sur le disempowerment, ou perte d'emprise sur son environnement, qui se produit lorsque la relation directe entre les communautés locales et les lieux est médiatisée par une tierce partie, moralement illégitime.

En exposant les conséquences écologiques actuelles des évictions des Highlands (Highland Clearances), nous montrerons comment la conscience verte se conjugue à la conscience sociale pour produire une pression poli­tique favorable au changement. Le processus par lequel les communautés des Highlands ont rétabli leur emprise au cours des cent dernières années sera esquissé et des parallèles seront établis avec les processus de libération analogues qui se sont déroulés dans les pays du Sud. Il sera démontré que, du fait du «colonialisme intérieur», nous n'avons pas subi seulement une enclosure des terres mais encore une enclosure des esprits. Il est clair qu'il faut rompre ces chaînes si, au Nord comme au Sud, nous voulons libérer notre potentiel humain afin de réaliser la justice sociale et instaurer un mode de vie écologiquement viable, et cela pas simplement pour survivre dans la dignité, mais pour que se réalise le plus complètement en chacun, comme partie intégrante de la nature au sein d'une communauté internationale, une vie créative, éclairée par l'amour tant donné que reçu.

 

Origines du mouvement d'enclosure et effets externes

Le processus d'éviction (clearances) par lequel approximativement un demi-million d'habitants[4] des Highlands d'Écosse furent contraints, direc­tement ou par des pressions économiques, de quitter leurs terres, ne peut être compris qu'en relation avec le processus des enclosures dont les ori­gines remontent, aux XIVe et au XVe siècle dans l'île de la Grande Bretagne et plus particulièrement en Angleterre. Ces processus (exceptionnellement bien documentés dans une livraison récente de la revue The Ecologist[5]) ont caractérisé le développement capitaliste britannique au cours des cinq derniers siècles et ont été, et sont toujours, transplantés dans le monde entier. L'enclosure britannique se distingue des formes antérieures d'expropriation et d'enclosure, en ce sens qu'il ne s'agissait pas d'un simple transfert de pouvoir des paysans à l'élite, mais d'un profond chan­gement dans l'ordre social, sous deux aspects significatifs.

En premier lieu, en définissant la terre comme une «propriété» lors du «vol des commons», l'enclosure donnait aux droits sur la terre et sur l'eau, un statut marchand dans une économie de marché en expansion. Les popu­lations dépossédées, contraintes de trouver des moyens de subsistance, se convertirent au salariat, et la force de travail devint elle aussi une marchan­dise. C'est ainsi que l'Angleterre comptait, à l'avènement d'Élizabeth 1ère, quelque 80 000 pauvres, vagabondant sans moyens de subsistance connus[6]. La législation élizabéthaine (Elizabethan Statutes) qui est aujour­d'hui encore en Grande-Bretagne et dans de nombreux pays du Commonwealth, la pierre angulaire du droit en matière d'oeuvres caritatives, fut promulguée en réponse à cette fabrication du dénuement[7].

William Kingston, professeur d'innovation technologique à l'Université de Dublin, décrit les origines, liées à l'Église catholique romaine, de cette puissance terrienne. De plus en plus de penseurs féministes découvrent aussi ce champ d'études que constitue la relation entre l'émergence histo­rique du patriarcat militarisé et la dynamique contemporaine, culturelle et psycho-spirituelle, de l'oppression globale[8]. Kingston, dont la principale préoccupation est le manque d'efficacité des droits de «pleine» propriété, écrit:

«...devant l'essor que prenait l'Église chrétienne dans le cadre du régime de droits de propriété de plus en plus exploiteur du Bas-Empire romain, des penseurs au sein de l'Église commen­cèrent à s'attaquer à ces droits. Comme l'a décrit Gibbon, le résultat de la concentration de la propriété était la juxtaposition d'un prolétariat et de la richesse ostentatoire de quelques uns... Avec l'effondrement des structures politiques et économiques, les responsables ecclésiastiques se trouvèrent progressivement chargés, de facto, étant la seule source d'ordre restante, de l'administration de nombreux aspects de l'Empire à son dé­clin... L'idée de la chrétienté en tant qu'État-Église unitaire émergeait nettement pour la première fois, de même qu'une nouvelle racine, non romaine, du droit séculier, l'éthos chré­tien... Le chef barbare devenait un chevalier lié par un serment religieux de chevalerie, le seigneur terrien était sacré roi... [tandis qu'était élaborée une] «législation sociale plus complète que celle de toute autre période de l'histoire, y compris la nôtre»... Les droits de propriété de la cité médiévale (monastique) s'inspirèrent des droits précisément délimités du féodalisme, plutôt que des droits absolus de la loi romaine...»

Mais alors commença l'action de la Réforme visant à «libérer l'écono­mie» de l'emprise de l'Église, avec des réformateurs tels que Calvin, qui enseignaient qu'il n'y a pas de mal à prêter de l'argent moyennant intérêt. Ainsi,

«La Réforme fut une réaction contre la synthèse culturelle du moyen âge, dominée par l'Église dont faisaient partie des droits de propriété soumis à des contraintes, qui furent donc soumis aux attaques des réformateurs. Naturellement, cela convenait à ceux dont ces contraintes freinaient les ambitions en affaires ... Ce fut donc dans le cadre d'un processus de rejet de l'autorité religieuse que se produisit la revitalisation de la propriété «entière» ou «absolue» en Occident. Le christianisme médiéval avait comporté à la fois des éléments des cultures classique et barbares, dont il avait réalisé sa propre synthèse. Lorsqu'il perdit sa puissance créatrice, ces éléments, partielle­ment absorbés, réémergèrent dans leur individualité. La com­posante artistique de la culture classique refit surface sous le nom de Renaissance et la cohésion tribale des barbares du Nord se réveilla sous forme de nationalisme. Dans le cadre de ce processus, les droits de propriété romains — individuels, absolus et maintenant sanctionnés par le nouvel enseignement religieux (en particulier le calvinisme protestant) — réémergè­rent, ouvrant ainsi toute grande la porte à cette dimension du capitalisme moderne: le laissez-faire [9]

La seconde raison pour laquelle le mouvement des enclosures a repré­senté un changement sociétal si important fut que cette «amélioration», comme disaient ses apologues, fut associée à l'idée de profit, tout comme le terme «développement», apparu par la suite, fut associé à la notion de «croissance économique». Les enclosures ne représentent donc pas seule­ment le retrait de la terre aux communautés de subsistance, mais une étape décisive vers l'attitude consistant à considérer la terre et ses habitants comme objets de commerce et d'exploitation. Comme l'explique Carolyn Merchant dans The Death of Nature[10], le mouvement des enclosures repré­sente la rupture significative dans la conception organique du cosmos; une rupture liée à la transformation idéologique de la Renaissance (dans laquelle la Réforme a eu ses origines) ainsi qu'à la révolution scientifique; une rup­ture qui établit des précédents pour la transformation de la production agri­cole et industrielle, actuellement réalisée en exploitant la Terre plutôt qu'en la respectant.

Le mouvement d'enclosure progressive des commons, en Angleterre, vit le remplacement progressif du système à gestion communautaire de l'open field par des fermes qui pratiquaient des cultures céréalières de rente ou par des enclos qui servaient de parcours aux moutons et au bétail. Les prairies et les landes d'antan furent livrées à la production intensive. À l'époque Tudor, comme de nombreux dépossédés causaient de l'agitation dans les villes et les campagnes, divers freins juridiques furent appliqués au mouve­ment des enclosures, avec un succès partiel. Lorsque la Révolution anglaise de 1649–1660 amena au pouvoir ces mêmes classes qui avaient bénéficié des enclosures rurales, le processus reprit sérieusement. On édicta tout un arsenal de Private Acts of Enclosure, quelque 4 000, portant sur quelque 7 millions d'acres, avant le General Enclosure Act de 1845, et il est probable qu'au moins la même superficie de terres fut convertie en enclosures sans recours au Parlement[11].

Les «amélioreurs» n'étaient pas gens à reconnaître les «effets externes» de leur mouvement. Le principal «effet externe», à part la nature dessouchée concernait les gens qui vivaient jadis de la terre. La solution fut trouvée en grande mesure outre-mer: la destruction forcée d'industries étrangères (industrie textile des Indes et d'autres colonies, par exemple) fournit du tra­vail au pays pour ces multitudes dépossédées. On rapporte que Gandhi, à qui l'on demandait s'il aimerait voir l'Inde se développer comme l'Angle­terre, eut cette riposte fameuse: «S'il fallut la moitié du monde pour déve­lopper l'Angleterre, combien de mondes faudrait-il, pensez-vous, pour dé­velopper l'Inde?»

 

Une «bande de forbans»

Contrairement à leurs prédécesseurs romains qui n'avaient jamais dé­passé l'Écosse des Basses-Terres, les «Grands Amélioreurs» (Great Improvers) qui réalisèrent les enclosures en Angleterre et dans les Basses-Terres écossaises parvinrent tardivement dans les Highlands et les îles d'Écosse. Dans cette bio-région éloignée des villes, inhospitalière pour les intrus et en majeure partie montagneuse, qui fait vivre de nos jours une po­pulation clairsemée de quelque 350 000 personnes, les établissements hu­mains vivaient alors de chasse, de cueillette et d'une agriculture de subsis­tance mixte (cultures sur les terres arables et élevage de bétail), sous le «régime» des chefs de clans familiaux et patriarcaux; ces clans, ayant pour seul fondement les liens du sang, guerroyaient souvent entre eux (le mot gaélique «clan» signifie «famille» ou «enfants»).

En 1707, les parlements d'Écosse et d'Angleterre fusionnèrent, pour un ensemble de raisons en rapport avec la sécession, la religion, la sécurité et l'accès réciproque aux marchés. Cela entraîna beaucoup de ressentiment po­pulaire en Écosse et le grand poète nationaliste Robert Burns immortalisa comme une «bande de forbans» (a parcel of rogues) les «traîtres» du Parlement écossais dont beaucoup trouvaient là des avantages mercantiles ou autres bénéfices.

En réaction à cette évolution et aux événements qui entourèrent la pre­mière Union des Couronnes (1603), l'Écosse se trouva, en 1745, en état ef­fectif de guerre civile au sujet du Traité d'Union (qui avait créé en 1707 le Royaume-Uni de Grande-Bretagne). Le Prince Charles Edward Stewart («Bonnie Prince Charlie»), prétendant catholique au trône, leva une armée chez les chefs des Highlands et marcha sur le Sud, rencontrant peu de résis­tance. Parvenus à 150 km de Londres, ces «Jacobites» ne se sentirent pas assez forts pour poursuivre leur progression avec assurance. L'armée bri­tannique se regroupa alors pour les poursuivre et, sous la conduite du «boucher» Cumberland, massacra les Jacobites à Culloden (dernière bataille livrée sur le sol britannique) en 1746. Il n'est pas sans intérêt de noter que cela se passait trois ans seulement après que le «dernier loup» d'Écosse eut été abattu, l'extinction locale d'une espèce présageant, significativement, la désintégration culturelle[12].

 

La proscription culturelle

Dans l'intention d'éviter la poursuite de la rébellion, la pacification des clans devint la première priorité de l'État britannique, lequel comprenait les Anglais, les Écossais des Lowlands et les chefs de clan royalistes. Un pro­cessus connu sous le nom de «proscription» fut mis en place pour extirper le coeur de la culture traditionelle des Highlands tout en laissant intactes, à des fins administratives, de nombreuses structures externes. Sous d'autres vocables — «civilisation», «éducation», «christianisation» — un processus analogue allait devenir la pierre angulaire de la politique coloniale à travers le monde, comme cela l'avait été précédemment en Irlande. À propos de l'Amérique latine, Paulo Freire devait décrire plus tard ce phénomène comme une «invasion culturelle». L'analyse de Freire exerce une influence significative dans une Écosse contemporaine qui cherche à se remémorer son passé, afin de réenvisager et récupérer son avenir[13]. Il écrit:

«Dans ce phénomène, les envahisseurs pénètrent le contexte culturel d'un autre groupe et, sans reconnaître le potentiel de celui-ci, imposent à ceux qu'ils envahissent leur propre vision du monde, inhibant leur créativité et brimant leur expression... L'invasion culturelle est donc toujours un acte de violence contre les personnes de la culture envahie, qui perdent leur originalité... (Elle) conduit à l'inauthenticité culturelle des en­vahis; ceux-ci commencent à répondre aux valeurs, aux normes et aux objectifs des envahisseurs... Il est essentiel que les envahis arrivent à voir leur réalité dans la perspective qui est celle des envahisseurs, plutôt que dans leur propre pers­pective; en effet, plus ils imiteront les envahisseurs, plus stable deviendra la position de ces derniers... il est essentiel que les envahis se convainquent de leur infériorité intrinsèque[14]

L'Act of Proscription qui prit effet en août 1747 ne fut pas révoqué avant 1782; à ce moment, ses effets étaient devenus partie intégrante de ce que Freire a appelé une «culture du silence». Cette loi rendait les habitants des Highlands «passibles d'être transportés, pour sept ans, dans une plantation de Sa Majesté outre-mer[15]»; elle leur interdisait de porter le costume des Highlands, de se réunir entre eux, de jouer de la cornemuse, de se livrer à d'autres formes d'amusements traditionnels, ainsi que de porter les armes. La cornemuse fut traitée comme un instrument guerrier que l'on ne pouvait jouer que dans l'armée britannique où elle était employée pour impression­ner d'autres autochtones de pays étrangers. Par le Heritable Jurisdictions Act de 1747, associé à la proscription, les chefs de clan furent destitués de leurs pouvoirs traditionnels; cependant, la plupart des chefs furent indivi­duellement laissés en place. Ceux qui ne se soumirent pas à la juridiction royale virent leurs terres confisquées et placées entre les mains d'intendants nommés par le pouvoir central. [Nb. Since writing this I have learned that the oft-repeated notion that the Act forbade bagpipes is, in fact, not well founded. This is documented in the recent book “Traditional Gaelic Bagpiping, 1745-1945,” John Gibson, 1998, Edinburgh: National Museums of Scotland. May I also highly recommend Michael Newton’s recent book, “A Handbook of the Scottish Gaelic World, Four Courts Press, Dublin, 2000. No other book in print expresses such a deep understanding of the Gaelic world-view and human ecology.]

Jarvie, spécialiste de la sociologie historique, conclut: «Le gouvernement britannique fut ainsi en mesure de poursuivre sa politique de marginalisation culturelle, non pas en expropriant l'aristocratie traditionnelle des Highlands, mais en intégrant à l'hégémonie de la maison de Hanovre les chefs de clan les plus puissants[16] .» Ainsi fut mis en place un colonialisme interne, créant de la confusion chez les membres des clans qui, unis par les liens du sang et intensément loyaux, ne savaient plus qui étaient leurs oppresseurs. Tandis qu'en Irlande la cible avait été rendue beaucoup plus visible par l'imposition à grande échelle de propriétaires terriens anglais, en Écosse les stades ini­tiaux de la trahison semblèrent venir du leadership même des clans. À côté des facteurs religieux, y compris ce qui allait devenir une théologie de libé­ration pacifiste[17], ce fut la principale raison pour laquelle les habitants des Highlands n'imitèrent pas la résistance violente des Irlandais.

Traditionnellement, les chefs des Highlands appliquaient un système d'usufruit sous patronage. Il est significatif que le mot «usufruct'», tout comme «usury», soit quasiment redondant en anglais. On entend par là des régimes de droits d'usage de la terre et des eaux, se recoupant et se distin­guant du régime absolu de la propriété romaine. Le concept est familier dans de nombreuses autres sociétés tribales, de par le monde, mais les aména­gistes occidentalisés n'en tiennent pas toujours compte. «Contrairement aux formes féodales de propriété du sol, les terres du clan des Highlands n'étaient pas propriété privée du chef, mais propriété publique des membres du clan[18].» C'était donc autour de la personne du chef, non de «ses» terres, qu'était centrée la parenté (kinship). Le régime qui s'installa après la bataille de Culloden allait changer cela en un système «féodal» de style latifundiaire, dans le cadre duquel la terre devenait une marchandise avec l'introduction de l'enclosure. Fait intéressant, des éléments résiduels de l'ancienne entente se reflètent encore dans la loi écossaise: la Reine, en sa qualité de monarque, est considérée comme Reine des Écossais et non comme Reine d'Écosse[19].

L'imposition d'une culture acceptant que la terre fut objet d'échange fit le jeu d'un autre facteur qui influença la vie tribale du XVIIIe siècle: l'attrait du raffinement social. Tout comme on peut l'observer aujourd'hui lorsque, par exemple, des chefs de clan d'îles du Pacifique telles que les Nouvelles-Hébrides (Vanuatu) développent un appétit pour le mode de vie de Singapour, Tokyo ou Sydney, il en fut de même dans les anciennes Hébrides et dans d'autres parties des Highlands. James Hunter, grand his­torien social et réformateur des crofters, écrit:

«...nombre de chefs se trouvaient aussi à l'aise à Édimbourg ou Paris que dans les Highlands... Éloigné de son clan, le chef typique, conscient depuis l'enfance de son statut immensément aristocratique dans la société des Highlands d'où il était issu, se sentait obligé d'imiter, voire de surpasser, le style de vie des courtisans et des nobles auxquels il se mêlait. Ainsi naquit un conflit inconciliable entre les deux rôles du chef du XVIIIe siècle: comme membre de la haute société du Sud, le chef avait toujours davantage besoin d'argent, alors qu'en sa qualité de patriarche tribal, il ne pouvait faire que fort peu de chose pour se procurer cet argent[20]

Dans les nations du Pacifique qui ont accédé récemment à l'indépen­dance, le même problème a été résolu par la vente de droits d'exploitation forestière, minière ou halieutique qui étaient tenus au nom du clan. En Écosse, la perception d'un fermage ou d'une taxe sur le cheptel était le moyen de se procurer des revenus. Lorsque cela ne fut plus suffisant pour couvrir les dépenses consacrées au jeu, à la boisson, aux femmes et aux nouveaux tartans que proposaient les tailleurs parisiens, on appliqua des mesures plus sévères, qui consistaient par exemple à imposer des fermages exorbitants ou à obliger les tenanciers à travailler comme salariés pour le propriétaire terrien. Si ces mesures ne procuraient pas des rentrées moné­taires suffisantes, le domaine pouvait être vendu sur le marché foncier en plein essor. En général, le nouveau propriétaire (on parlerait maintenant d'un investisseur de capital-risques) n'avait (à quelques remarquables ex­ceptions près) guère ou pas de liens traditionnels avec le peuple; il avait donc encore moins de scrupules quant à la façon d'exploiter la nature et ceux pour lesquels il était (et est aujourd'hui encore) le «supérieur féodal[21]». Souvent sous le prétexte que c'était pour le bien des gens, on imagina la solution ultime que constituaient les évictions, afin de faire place à la pre­mière spéculation moderne à grande échelle dans les Highlands,  l'élevage ovin en vue de la production de laine. Aux apologues des évictions qui soutenaient qu'elles étaient pratiquées dans de bonnes intentions, John McGrath, auteur de «The Cheviot, the Stag and the Black Black Oil», ré­plique:

«Il demeure que les méthodes de culture intensives (sic) des Gaels entretenaient jadis un nombre de personnes par hectare bien supérieur à ce qu'un hectare faisait vivre ailleurs, que le niveau de vie n'était pas le seul critère du bonheur ou de la va­leur, et que, même si beaucoup de gens s'en allaient volontai­rement — comme ils le faisaient déjà avant le début des évic­tions — la majorité ne voulait pas partir. De plus, le sol fertile qui avait fait vivre tant de gens au fil des siècles était mainte­nant converti en une terre inutile, apte seulement à l'élevage du mouton. Le fait le plus cruel, et le plus important de tous, est que le critère d'utilisation optimale de la terre a cessé d'être le nombre de gens qu'elle peut faire vivre, pour devenir le mon­tant des profits réalisables[22]».

 

Les évictions: les moutons comme spéculation

La première vague des évictions, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, repoussa sur des terres marginales une population paysanne jadis autonome. Il s'agissait de dégager les terres de l'intérieur pour l'éle­vage ovin, tout en créant une main-d'oeuvre salariée pour la pêche et la pro­duction de soude à partir du varech, activités qui étaient entre les mains d'industriels. L'introduction de moutons Cheviot à tête noire, dans les an­nées 1760, fut le moteur de «l'amélioration» agricole, permettant de réaliser des profits substantiels sur des terres qui n'étaient aptes auparavant qu'à l'agriculture paysanne de subsistance. Pour ne citer qu'un des innombrables exemples, 300 personnes furent expulsées en 1826 de l'île de Rum qui est aujourd'hui une réserve naturelle entièrement vidée de sa population autoch­tone. Le propriétaire, MacLean of Coll, dépensa 5 livres 14 shillings pour le passage vers le Canada de chacun des émigrants adultes. Vidé de ses habi­tants et cédé à bail d'un seul tenant comme ferme d'élevage ovin, le domaine rapportait un fermage de 800 livres, contre seulement 300 livres précédem­ment; cela représente une période de remboursement de l'investissement d'un peu plus de trois ans[23].

 

  [image n'est pas possible dans version Internet] 

Éviction  à North Uist , 1895. Collection de Norman Johnstone

 

Les évictions furent particulièrement brutales dans le Sutherland et les îles d'Uist. Carmichael, dans une étude faite autour de 1928 et corroborée par d'autres comptes rendus analogues, documente un récit de Catherine MacPhee, de South Uist et et il est frappant qu'il s'agisse d'événements aussi récents. Il est remarquable qu'ici, en Europe occidentale, des vieillards encore en vie puissent se remémorer de tels récits de première main enten­dus de personnes âgées connues dans leur jeunesse.

«J'en ai vu des choses, de mon temps et dans ma génération! Tant de choses, ô Marie! mère du noir chagrin! J'ai vu les townships vidés, et les grands domaines qu'on en a fait en ex­pulsant les gens du pays pour les expédier dans les rues de Glasgow et les étendues sauvages du Canada, du moins ceux d'entre eux qui n'étaient pas morts de faim, de peste ou de va­riole en traversant l'océan. J'ai vu les femmes installer les en­fants dans des charrettes envoyées de Benbecula et de Iochdar à Lochboisdale, tandis que leurs maris étaient retenus prison­niers dans des enclos à bétail et pleuraient auprès d'eux sans pouvoir leur tendre une main secourable, les femmes elles-mêmes se lamentant bruyamment et leurs jeunes enfants hur­lant à fendre l'âme. J'ai vu ces hommes grands et solides, ces champions de la campagne, ces piliers du monde, attachés sur le quai de Lochboisdale puis poussés dans le bateau comme on l'aurait fait pour des chevaux ou du bétail, avec derrière eux les régisseurs, les gendarmes et les policiers qui les pourchas­saient. Le Dieu de vie et Lui seul sait quel travail répugnant ces hommes firent ce jour-là[24]

Pour ceux qui restaient au pays, les conditions étaient souvent misérables sur les terres marginalisées. La grande famine de la pomme de terre en Irlande et en Écosse fut l'une des conséquences de l'éviction de ceux qui étaient relégués sur des parcelles inaptes à la culture et contraints de rempla­cer une agriculture diversifiée par une monoculture «efficace». En 1811, la pomme de terre constituait les quatre cinquièmes de la consommation ali­mentaire des insulaires des Hébrides[25]. La catastrophe survint en 1846, an­née où la récolte, attaquée par la moisissure phytophthora infestans, pourrit sur pied dans pratiquement tous les champs. Le parallèle est manifeste avec les famines qui résultent de nos jours des conséquences imprévues d'un dé­veloppement socialement injuste. Norman MacLeod, envoyé aux Hébrides en 1847 pour y distribuer des secours alimentaires, écrit ce qui pourrait être un rapport de terrain pour Oxfam:

«La scène de dénuement dont nous avons été les témoins dans la propriété du Colonel Gordon était déplorable, elle crevait le cœur. Toute la population du pays semblait être rassemblée sur le rivage, occupée à ramasser leurs précieuses coques (coquillages)... Jamais je n'avais vu pareilles expressions — la famine sur beaucoup de visages, le regard mélancolique des enfants aux gros genoux, aux jambes arquées, les orbites creuses et le ventre enflé — Dieu les aide, jamais je n'ai ren­contré pareille misère[26]

 

  [Image n'est pas possible dans version Internet]

 

Doléance écossaise

Duncan — «Oh! mais ma mère est trop frêle pour quitter le pays sur ce bateau: elle et Flora ne pourraient-elles pas rester?»
Le régisseur — [sévère] «Non, jeune homme — emmenez la vieille dame, elle encombrerait les moutons et les cerfs du lord en restant ici.

Collection du Musée nan Eilean

 

La vie ne s'améliora pas forcément pour la première génération d'émi­grés. On a souvent fait le parallèle avec les esclaves noirs. Voilà ce qu'écrit à ce propos Malcolm MacLean:

«En 1851, les propriétaires des Highlands procédaient avec une hargne redoublée aux évictions de leurs domaines à la suite de la famine (de la pomme de terre); en effet, des fonds publics avaient été dégagés en leur faveur par l'Emigration Advance Act de cette année-là... On a souvent dit que les conditions qui régnaient à bord des bateaux d'émigrants étaient pires que sur les bateaux des négriers. Plus un cargo d'esclaves était salubre et bien équipé, plus le transport allait chercher des prix élevés. Les émigrants, pour leur part, payaient leur passage à l'embar­quement; s'ils mouraient au milieu de l'océan, cela faisait des économies sur le coût des provisions et la marge de profit n'en était que plus élevée. Deux bateaux qui appareillèrent des Western Highlands en 1801 à destination de la Nouvelle-Écosse chargés de 700 émigrants, n'auraient été autorisés à transporter que 489 «passagers» s'il s'était agi d'esclaves de Gambie. À bord de l'un d'eux, trois émigrants sur vingt mou­raient... En six ans, de 1847 à 1853, au moins 49 bateaux d'émigrants se sont perdus en mer[27]

A leur arrivée en Australie ou au Nouveau Monde, les émigrés finissaient parfois par chasser de leurs terres d'autres populations autochtones, l'op­primé devenant oppresseur. Beaucoup de ceux qu'ils avaient laissés au pays étaient contraints au service militaire, pour accomplir les sales besognes de l'édification de l'Empire. On a dit parfois que le régiment «The Queen's Own Highlanders» aurait pu être plus honnêtement baptisé «The Queen's Owned Highlanders[28]». Plus nombreux encore étaient ceux qui migraient en Écosse même, pour aller chercher du travail en ville, dans l'industrie ou le service domestique. Souvent, le fermage exorbitant d'un petit tenancier était payé par ses enfants depuis les taudis de Glasgow qui ne cessaient de s'étendre. Les effets de la pauvreté qui touchait les différentes générations jetaient les bases du désespoir post-industriel des «zones de privations mul­tiples» qui ceinturent aujourd'hui toutes nos grandes villes modernes d'Écosse.

 

L'époque du balmoralisme: les grands domaines de chasse et de pêche

L'étape finale de la consolidation du régime actuel de tenure foncière en­close a suivi l'effondrement de la demande militaire de la laine avec la fin des guerres napoléoniennes. Iain Mac a'Ghobainn a évoqué dans son poème épique «Spirit of Kindness», les soldats qui, à leur retour de Waterloo, découvraient que leur famille avait été expulsée en leur absence. Les terres qui restaient non encloses furent à cette époque remembrées avec d'anciennes fermes d'élevage ovin pour constituer de grands domaines «de chasse et de pêche». En 1912, cette conversion s'étendait à un cinquième de la superficie terrestre de l'Écosse, soit 3 599 744 acres[29]; la version gent­leman farmer des grands chasseurs blancs pouvait livrer unilatéralement un combat mortel au cerf, au saumon, au coq de bruyère et à la bécassine.

Ils livrèrent à la bécassine
le pays des gens heureux,
traitèrent sans humanité
des gens qui étaient bons.
Ne pouvant les noyer,
ils les dispersèrent au-delà des mers
leur réservant pour sort
un esclavage plus cruel que celui de Babylone...

Quel fut le réconfort des pères
des héros qui avaient conquis la gloire?
Leurs maisons, que réchauffait leur bon cœur,
furent réduites en ruines;
les fils sur le champ de bataille
sauvaient un pays ingrat,
et les mères connaissaient un pitoyable sort
leur maison consumée comme de la houille
[30].

Jarvie[31], dans une étude sociologique consacrée aux compétitions d'ath­létisme et de cornemuse qui, de nos jours, marquent les Jeux des Highlands, montre comment les nouveaux propriétaires terriens, férus d'exploits sportifs, ont pris le contrôle de ces assemblées traditionnelles des clans pour rehausser leur statut social. La régénération culturelle peut dès lors être considérée comme relevant de la bienveillance des classes diri­geantes, ce qui confère aux propriétaires terriens un rôle pseudo-authen­tique, analogue à celui des chefs du passé.

Le Highlander, à l'instar de l'autochtone d'Amérique ou d'Afrique, était jadis caricaturé comme barbare, non civilisé. Un voyageur, John Leyden, rentrant à Perth en 1800, écrit dans cette veine: «Je puis maintenant me fé­liciter d'avoir échappé sain et sauf aux Indiens d'Écosse[32]!...» Rares furent les voyageurs d'autrefois qui surent échapper à ce genre de stéréotypes ra­ciaux. Le géologue suisse Necker de Saussure fait exception lorsqu'il ex­prime l'étonnement que lui cause la découverte, en 1807, sur l'île d'Iona «noyée dans les brouillards, dans un si affreux climat, de gens animés d'une gaieté et d'un entrain que nous aurions tendance à attribuer exclusi­vement aux nations du sud de l'Europe[33].» Pour la majeure partie de la classe dirigeante, cependant, la seconde moitié du XIXe siècle fut plutôt une époque où l'on pouvait traiter les Highlanders avec condescendance, avec des expressions du genre «fascination de l'arriération[34]», et parler d'eux «en termes de loyauté, de royauté, de tartans et de balmoralisme[35]». Des lairds fort en vue, comme la Reine Victoria qui avait sa résidence d'été au château de Balmoral, affichaient un comportement manifestement contradictoire: tout en professant leur amour du paysage et de la culture des Highlands, ils sub­ventionnaient des programmes d'émigration et mettaient en place des modes dommageables de gestion des terres, axés sur le daim et le coq de bruyère.

De nos jours, au milieu des années 1990, un coup d'oeil sur la presse des Highlands a tôt fait de révéler que, dans une grande mesure, les expulsions sommaires, les évictions, les retards coûteux dans les procédures en matière d'aménagement ainsi que les démolitions d'habitations procèdent toujours du contrôle exercé par les possédants sur les communautés. Le West Highland Free Press, par exemple, expose en détail dans son numéro du 30 avril 1993, comment les régisseurs d'un des propriétaires terriens absen­téistes les plus riches du monde, le cheik Mohammed bin Rachid al Maktoum, de Dubai, a fait raser des maisons au bulldozer dans son glen de Wester Ross, le «glen du chagrin», afin qu'elles ne soient pas habitées, sans doute à cause des «activités nocturnes de braconnage de la population locale». Douze maisons familiales ont été rasées, dans un district où la liste d'attente des autorités locales pour l'attribution de logements compte 800 demandeurs. Le cheik conserve des appuis dans certains milieux grâce à ses dons importants à de petits organismes caritatifs locaux.

Quant aux propriétaires terriens d'un exotisme plus ordinaire, leur «balmoralisme» n'est nulle part mieux auto-exposé, dans toute sa splendeur du XXe siècle, que dans l'édition d'août 1992 du Harpers & Queen, qui se prétend «le magazine de luxe le plus intelligent du monde». Parmi des pu­blicités pour la ligne de cosmétiques «Advanced Night Repair», conçus pour remédier aux «agressions des agents environnementaux» (autrement dit, à l'intensification du rayonnement solaire qui peut «causer jusqu'à 80% du vieillissement prématuré de la peau des beautiful people dont le mode de vie est responsable au premier chef du trou dans la couche d'ozone). Ce magazine nous présente tour à tour: la Reine à Balmoral; Mohammed al Fayed (propriétaire des grands magasins Harrods et du Ritz) avec ses «cornemuseurs héréditaires», au château des Highlands où il fait de rares séjours; «trois familles sensass» d'aristocrates écossais anglicisés, «physique de lévrier... super-intelligence... et sens du devoir public»; cinq jeunes lairds élèves de public schools, dont «l'allure royale» fera rêver les dames et sera endurée par les crofters; six des «plus charmantes débutantes d'Écosse», qui «adorent l'odeur des chevaux» et se plaisent à prendre des poses érotiques dans de fantastiques robes de tartan fendues jusque en haut des cuisses, de façon fort peu traditionnelle; et enfin Lord Edmund Vesty, propriétaire des fameux domaines Sutherland, exhibant à Royal Ascot son haut de forme et son héritière guindée. En page de couverture, ce jeu de mots sur les Pictes, un des anciens peuples autochtones de l'Écosse: «loaded lairds and lovely lassies; sunny Scots and holiday picts: why we love our Highland playgrounds». Et cela se poursuit par cet appel à une clientèle entartannée :

«Fin juillet, le jet set international range ses escarpins pour ga­gner les caïques au large de la côte turque, les villas du midi de la France ou les gros yachts de Sardaigne. Mais pas les Britanniques de la vieille garde! Pour eux, un seul choix: les Highlands... Rien de tel que l'Écosse au mois d'août pour dé­penser son énergie; le coq de bruyère, le daim ou la rivière à saumons appellent les garçons pendant la journée. Le soir venu, ils descendent quelques whiskies, ceux qui peuvent se prévaloir de cette prérogative se mettent en kilt et les autres en smoking, et ils s'en vont danser le reel jusqu'à l'aube avec des jeunes filles hâlées, promptes à échanger les tweeds tachés de boue pour les robes de bal au large noeud de tartan... Rien de tel que l'Écosse pour traquer le gros gibier social[36]...»

Pendant ce temps, un million d'Écossais, 20% de la population, vivent au seuil européen de pauvreté ou au-dessous. Sur l'île d'Eigg, l'un de nous, en 1991, a pu conclure en ces termes son intervention lors d'une réunion publique pour la restitution des terres:

«Telle est aujourd'hui la situation d'une grande partie des Highlands et des îles. Les évictions se poursuivent sous une mascarade économique. Le tourisme, par exemple, l'une des rares perspectives qui s'offrent à nous pour développer l'in­dustrie familiale, tombe trop souvent sous la mainmise des grands domaines, où des maisons sont converties en lieux de séjour à temps partagé. Les gens du pays sont évincés, ce qui lessive les communautés. Allez voir dans les quartiers pauvres d'Édimbourg, de Glasgow, de Govan, où trop des nôtres vi­vent de nos jours. Il est vrai que les plus chanceux ont parfois suffisamment bien réussi pour oublier leurs racines; cependant, beaucoup des noms figurant sur les portes des logements, dans les tours d'habitation et les zones d'intervention prioritaire, sont des noms des Highlands, Des gens pour qui la tragédie du déracinement, par éviction directe ou limitation de l'accès à la nature nourricière, a engendré le spectre de la pauvreté pour des générations[37]

Mary Montgomery, poétesse des Hébrides qui vécut aux limites de trois domaines sur son île natale de Lewis, est une de ces Écossaises de plus en plus nombreuses qui reprennent en mains leur destin et qui vous amènent a vous demander si les clans de jadis étaient vraiment aussi patriarcaux qu'on a voulu le faire croire; elle émet cette amère conclusion qui pourrait venir tout droit d'Afrique du Sud:

Je préfère quand ils sont arrogants
parce qu'ils sont plus faciles à anéantir dans mes pensées
et ma conscience peut être en paix...
Je préfère quand ils sont odieux,
sans nulle chaleur,
rien que de faciles
old chap, dear sir, dame.
Le genre de valeurs qu'ils cultivent
c'est chacun pour soi,
c'est cela qui va mal avec mon pays
et cela qui les y maintient
[38].

   

Psychodynamique du domaine de chasse et de pêche:
point de vue d'un ghillie

par Alastair McIntosh  

 

Ayant été, plusieurs étés de suite sur mon île natale de Lewis (Hébrides exté­rieures), ghillie (rameur sur un bateau de pêche au saumon) et pony boy (chargé de ramener de la colline les carcasses de cerfs), j'ai développé un intérêt pour la psychodynamique du domaine de chasse et de pêche. On peut apprendre beaucoup lorsqu'on a l'occasion de passer des journées entières sur un loch ou sur une montagne reculée en compagnie de généraux, d'ami­raux, d'industriels, de boursiers, d'aristocrates et de gens qui prétendent «exercer une vocation» dans le haut clergé, la hiérarchie militaire ou quelque profession libérale, avec épouses et maîtresses assorties.

Parmi eux, beaucoup semblent répondre à la description que donne Alice Millar de l'enfant blessé38: un enfant dont «l'intégrité primale» a été violée, parce qu'il n'a pas été aimé inconditionnellement pour lui-même mais en fonction de son respect de l'autorité, de sa performance et de ses dons, ce qui laissait le futur adulte dans une anxiété profonde quant à sa valeur propre. Ce syndrome fait des victimes indépendamment de la classe sociale. En fait il a été popularisé, bien avant qu'Alice Millar ne devienne connue, par une des plus célèbres ballades de John Lennon, Working Class Hero: «Aussitôt né, ils te font sentir petit; en ne te donnant pas de temps, au lieu de te donner tout le temps; jusqu'à ce que la peine soit si lourde que tu ne sens plus rien... Il y a de la place en haut de l'échelle, on te le dit toujours; mais tu devras d'abord apprendre à sourire en tuant; si tu veux être comme ces gens, en haut de la colline[39]...» Dans la classe ouvrière, peut-être la violence de la frustration est-elle surtout limitée à la personne elle-même ou à la famille; chez les riches et les puissants, son atteinte est globale.

Les gentlemen de ma connaissance «fanatiques de chasse et de pêche» ont souvent été élevés par des nannies comme substituts de parents, puis envoyés au sortir de l'enfance dans ces austères écoles privées supposément publiques. L'éducation dispensée par celles-ci visait à enrégimenter; très forte sur les punitions «pour ton propre bien», elle était exempte d'engage­ment émotionnel («stiff upper lip», «uptight») et dénuée de modèles de dou­ceur, masculins ou féminins. L'acceptation au sein de la famille dépendait du respect de l'autorité paternelle. On attendait de vous un apprentissage précoce de la propreté; on devait «vous voir sans vous entendre». Il fallait afficher l'endurance des «grands garçons qui ne pleurent pas», faire preuve d'esprit de compétition, être reçu aux examens et montrer de la discipline sur le terrain de jeu. Plus tard dans la vie, vous deviez vous illustrer par vos faits d'armes militaires ou votre réussite dans les professions libérales ou dans l'industrie, ainsi que par l'accumulation de richesses. «Qui est-ce? Est-ce quelqu'un?» demandait-on. «Oh, c'est quelqu'un... c'est telle ou telle société ou propriété terrienne.» Comme l'a écrit Fromm[40], c'est une psycho­logie selon laquelle il faut «avoir» pour «être», les acquisitions matérielles compensant ce «ratatinement de l'âme[41]».

Le numéro de Harpers and Queen dont nous avons repris des extraits, recommande, ce qui est révélateur, d'emporter comme lecture de vacances Breaking Down the Wall of Silence, un des livres de psychothérapie d'Alice Millar dont le titre pourrait venir tout droit de Freire qui écrit sur la «pédagogie de l'opprimé». Dans des études de cas portant sur des membres du Troisième Reich, des tueurs en série ou des gens terriblement ordinaires, Millar met en évidence la «pédagogie empoisonnée» dont on peut souvent montrer qu'elle a affligé l'oppresseur et se perpétue d'une génération à la suivante. Chacun à sa façon, l'opprimé et l'oppresseur sont des victimes; il faut les comprendre comme tels si l'on veut rompre le cycle de destruction. On peut voir un motif d'optimisme dans le fait que le vice-président des États-Unis Al Gore a reconnu l'importance du travail de Millar et d'autres psychologues au chapitre «Dysfunctional Civilisation» de son remarquable livre «Earth in the Balance[42]». Il souligne aussi l'intérêt de réinterprétations féministes de l'archéologie basées sur la Déesse-Mère que proposent des chercheurs tels que Marija Gimbutas[43]. Dans cette ligne de pensée, certains concluent que l'on peut faire remonter à 6 000 ans l'histoire de la psycho­pa­thologie culturelle dont nous parlons ici, l'Empire romain n'en ayant été qu'une phase[44].

L'Écossais Kenneth White, professeur de poésie du XXe siècle à la Sorbonne, a forgé le terme «géopoésie», unité supérieure» de la géographie et de la poésie, caractère vivant et pourrait-on dire sacré de la relation entre une personne et un lieu[45]. Celle-ci vient naturellement à un peuple bien en­raciné dans son sol. La géopoésie se manifeste dans l'écologie profonde et radicale de la littérature, de la musique et de l'art celtiques antérieurs à la colonisation[46]. Mais le landlordism pervertit la relation entre la personne et le lieu. Tel un prêtre qui prétend jouer le rôle de médiateur entre le genre humain et Dieu, le laird renforce sa virilité en dérobant la vitalité de ceux qui vivent en un lieu dont ils tirent leur subsistance, l'aiment et s'en sentent ai­més. Le laird prétend alors être le vrai responsable de la terre, et bien sûr le généreux bienfaiteur et arbitre de ses communautés.

Mais l'importance des psychopathologies qui se manifestent dans le landlordism n'est pas simplement locale. Pour Alice Millar, Wilhelm Reich et plusieurs autres post-freudiens, la dynamique amour/puissance/sexe des gens blessés (et qui d'entre nous n'entre pas quelque peu dans cette catégo­rie?) se joue souvent sur des scènes bien plus vastes: celles de l'économie et du champ de bataille. L'écrivain John McGrath évoque ...

«l'auto-représentation victorienne du mâle affrontant en brute à peine dégrossie des indigènes de pays lointains, les serviteurs dans les châteaux à courants d'air et les concurrents à la bourse... avec dans le pavillon de chasse, au milieu d'un pay­sage romantique, des récits de massacres plus grands encore en des temps meilleurs, et des bribes de renseignements utiles sur les activités et les investissements industriels, peut-être même l'affaire entrevue à travers la brume rosâtre de l'après-massacre. Il n'est guère surprenant que le plus important par­tage du marché qui ait eu lieu au XXe siècle, le partage entre les «Sept Sœurs» (les sept grandes compagnies pétrolières) se soit déroulé au château d'Achnacarry, un manoir à tourelles des West Highlands, où les plus puissants et impitoyables ma­gnats de l'industrie pétrolière s'étaient prétendument réunis pour une partie de pêche et de chasse au coq de bruyère[47]

Dans le livre de McGrath As an Fhearann: from the land, publié dans le cadre d'un programme d'activités artistiques communautaires, on voit à la page 84 un photomontage du président Reagan qui regarde sur un écran de télévision les pierres préhistoriques de Callanish. Cela rappelle le poème d'Alice Walker sur l'oppresseur intitulé «Wasichu»: «Regardless. He has filled our every face with his window. Our every window with his face[48].» Page 93, ce sont les exercices de l'OTAN sur l'aéroport de Stornoway et page 38, le Général Curtis le May chassant le daim dans les Highlands en 1967, sous le titre «Le général le May était commandant en chef de la U.S. Air Force lorsque la bombe atomique fut lâchée sur Hiroshima.» Dans le sillage de la guerre des Falklands, le groupe rock Pink Floyd expose, peut-être pas délibérément mais de façon percutante, un des rôles du domaine de chasse et de pêche:

Emmène tous tes enfants qui ont trop grandi
construis leur une maison, une petite place à eux
fletcher memorial home,
home pour incurables rois et tyrans
Chaque jour ils pourront s'apparaître à eux-mêmes
sur un circuit fermé de télé
pour s'assurer qu'ils sont encore bien réels
c'est la seule connexion qu'ils sentent
Mesdames messieurs veuillez accueillir reagan et haig
m. begin et ses amis, mme thatcher et paisley
m. brejnev et son groupe,
fantôme de mcCarthy, souvenirs de nixon
et ajoutant maintenant la couleur,
un groupe d'anonymes glitterati
des conserveries de viande latino-américaines
S'attendaient-ils que nous les traitions avec respect?
Ils vont pouvoir astiquer leurs médailles
affûter leur sourire
s'amuser à jouer un moment à des jeux
boum boum, bang bang, à terre, tu es mort
[49]...

 

Empowerment, internationalisme et révolte

En 1873, John Murdoch, un douanier retraité du Nairnshire ayant tra­vaillé une partie de sa vie en Irlande, fonde le journal The Highlander pour mener campagne sur la question des droits culturels et fonciers écossais. Il n'est certainement pas le seul acteur important de cette campagne, mais nous nous intéresserons ici à son travail parce qu'il est particulièrement perspi­cace et bien documenté. Ne se bornant pas à produire son journal, Murdoch entretient des contacts étroits avec les crofters, ces microfermiers, et les communautés locales, surtout en circulant d'un township à l'autre pour aller voir les gens et mener campagne parmi eux, défiant et indisposant souvent les propriétaires terriens, les lairds. Ses tournées révèlent plus que jamais combien l'estime de soi et la confiance en soi font défaut dans la population des Highlands; en effet, il lui est souvent difficile ne fut-ce que de rassem­bler un auditoire, non pas faute d'intérêt, mais à cause de la peur:

«Il nous faut constater ce fait terrible que, pour Dieu sait quelle raison, une population lâche, intimidée, pleurnicheuse, a rem­placé les hommes de jadis. Dans les îles de Lewis, des Uists, Barra, Islay, Applecross et ailleurs, la grande majorité des gens semblent être sous l'emprise de la peur. Ils voient planer au-dessus d'eux un grand nuage sombre dans lequel semblent se distinguer les formes menaçantes de propriétaires terriens voraces, d'intendants persécuteurs et de gardes omniprésents. Les gens se plaignent, mais tout bas et dans un état d'esprit si dépressif que la plainte n'est jamais destinée à parvenir à l'oreille du propriétaire ou de l'intendant. Nous demandons des détails, sortons un calepin pour noter les faits, mais cela suscite une terreur plus profonde. «De grâce ne mentionnez pas ce que je vous ai dit» implore celui qui se plaint. «Mais pourquoi donc?» demandons-nous tout naturellement. «L'intendant pourrait me le reprocher[50]

Là où, jadis, des sociétés fières et indépendantes parlaient leur propre langue gaélique, une population subjuguée avait maintenant succombé à ce que les critiques allaient définir plus tard comme une culture de l'opprimé, avec la langue anglaise imposée par le système d'éducation. Craignant d'ex­poser ouvertement leur sort, les habitants des Highlands avaient à un tel point intériorisé leur oppression qu'ils en étaient incapables d'exprimer leurs plaintes, et à plus forte raison de les faire prendre en note.

Murdoch comprend que le moyen d'aller de l'avant est la régénération culturelle; en effet, sans un empowerment social fondé sur l'identité linguis­tique et culturelle des Highlanders, il ne voit guère de potentiel de progres­sion dans le sens d'une réforme agraire ou d'une émancipation politique. Sa campagne pour l'empowerment va bien plus loin que l'éveil d'une conscience de classe ou l'ouverture d'un front politique. Ce qu'il vise se rapproche plutôt d'un éveil spirituel. Donald Meek, professeur de celtique à l'université d'Aberdeen, a analysé les fondements théologiques de la pensée de Murdoch sur une réforme agraire et voit dans son travail et dans celui d'autres acteurs des campagnes de l'époque, un mouvement précurseur des théologies de la libération de Paulo Freire, Gustavo Guttierez et d'autres, originaires d'Amérique latine ou d'Afrique australe. Murdoch puise large­ment dans des textes bibliques tels que Lévitique 25:23 «La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m'appartient...» et Isaïe 5:8 «Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison et joignent champ à champ, au point de prendre toute la place...» Une presse londonienne de plus en plus intéressée remuera bientôt la conscience nationale avec ce genre de sen­timents; ainsi, le Pall Mall Gazette du 24 décembre 1884 reprend le mot d'ordre de cette campagne: «La Terre est au Seigneur, non au seigneurs de la terre[51]...»

Murdoch conclut: «Le mépris dans lequel ont été traités la langue et les usages des Highlanders tendaient à saper leur amour-propre et à réfréner cette capacité de se prendre en charge sans laquelle aucun peuple ne peut progresser.» Les effets de la «domination étrangère», ainsi que les expé­riences de l'enclosure et des évictions, avaient suscité une «si forte crainte, universellement présente chez les gens», que ceux-ci «craignaient d'ouvrir la bouche[52]». Présageant les idées qu'allait adopter la Highland Land League, Murdoch insiste :

«Nos amis des Highlands doivent compter sur eux-mêmes et se rappeler que l'union fait la force... Nous ne préconisons pas qu'ils se battent ou recourent à des moyens violents, car il existe une meilleure voie. Pourquoi ne forment-ils pas des as­sociations d'auto-amélioration et d'auto-défense? Si ils le fai­saient, ils se rendraient compte qu'ils possèdent plus de force qu'ils ne le pensent[53]

Mettant en évidence le lien entre le mouvement d'enclosure dans les Highlands et l'assujettissement des peuples d'outre-mer, Murdoch écrit en 1851 «Le gémissement mourant du peau-rouge berné résonne à nos oreilles à travers l'Atlantique». Plus tard, tout en critiquant la politique impérialiste britannique dans les éditoriaux du Highlander, il reste toujours prompt à montrer que les luttes des crofters sont semblables à celles des peuples op­primés ailleurs dans le monde. Apprenant l'invasion de l'Afghanistan par la Grande-Bretagne, il s'exclame: «Quelle gloire retirer de la lutte contre des montagnards à demi civilisés, mais braves et patriotes? Nobles montagnards afghans, nos sympathies sont avec vous!» Par dessus tout, il souligne que «la cause du peuple des Highlands ne doit pas être défendue dans un esprit étroit et exclusif, ni dans un esprit d'antagonisme avec d'autres peuples». La question capitale est l'éveil d'un état d'esprit qui permettra aux Highlanders d'entrer dans le vaste monde: «Leurs sympathies se sont élar­gies, leurs vues se sont élevées et ils apprennent à se tenir debout, pas seu­lement comme Highlanders, épaule contre épaule, mais comme l'un des ba­taillons du grand déploiement des peuples auxquels il est donné de livrer les combats du progrès moral et social de l'humanité[54]

Ayant étudié différents modèles de tenure foncière en Europe — en Norvège, en Belgique et en Suisse — Murdoch est en mesure de souligner que des relations sociales de qualité supérieure abondent en d'autres lieux; ainsi, le système de cantons à «propriété paysanne» de la Suisse fait de celle-ci «peut-être le pays le plus éclairé, indépendant et prospère d'Eu­rope». Comparant avec la Grande-Bretagne et l'Irlande, il trouve «très sur­prenant que nous, qui prétendons être dans la voie du progrès et posséder le plus haut degré de liberté, nous nous contentions, en ce qui concerne la terre, d'être dans la condition la plus insatisfaisante que connaisse pratique­ment n'importe quelle nation d'Europe[55]

En 1881, la Loi foncière pour l'Irlande garantit sécurité de tenure et fer­mages fixes. Murdoch note sarcastiquement que la démission du duc d'Ar­gyll du gouvernement, en guise de protestation, est «une des preuves le plus solides du caractère bienveillant de ces mesures»; il souligne comment la campagne de résistance bien coordonnée qui a conduit à cette loi «suggère à chaque Highlander beaucoup d'idées pratiques[56]». Une semaine plus tard, The Highlander doit cesser de paraître, pour des raisons financières. Moins d'un mois après, cependant, les crofters du domaine de Kilmuir, du capi­taine William Fraser, emploient la tactique de l'Irish Land League pour im­poser une réduction de 25% de leurs fermages. Peu après, s'inspirant d'une révolte antérieure (1874) des crofters de Bernera (Lewis) à propos des fer­mages, les locataires de Lord MacDonald à Braes (Skye) assaillent un she­riff qui leur est envoyé. Menés (comme ce fut si souvent le cas dans les ac­tions directes des crofters[57]) par une femme, Mairi Nic Fuilaidh, ils le contraignent à brûler les avis d'éviction qu'il était venu leur remettre. C'est ainsi que la grève des fermages de Skye marque le début des «guerres des crofters», remarquablement non-violentes. Dix jours plus tard, le 17 avril 1882, des arrestations sont opérées. De la boue et des pierres sont lancées lorsque 47 policiers amenés de Glasgow affrontent une foule de plus de 1400 protestataires, arrivés de tous les coins de Skye et conduits par leurs cornemuseurs respectifs. Constatant que l'autorité de l'État perd de son em­prise, le gouvernement britannique répond à l'appel à l'aide du sheriff Ivory par des mesures qui seront répétées à maintes occasions dans les Highlands et d'autres colonies: il envoie les canonnières avec des renforts de police, plus de 400 marines et cent bluejackets.

«Cette impressionnante démonstration de force fut accueillie par une résistance passive polie, les gens déterrant ostensible­ment leurs pommes de terre dans chaque township de la côte. Selon le correspondant du Glasgow Herald: «On a trouvé le district dans une paix parfaite, chaque crofter vaquant à ses af­faires[58]

En février 1883, la Highland Land League est fondée à Londres pour exercer des pressions politiques à Westminster, organiser manifestations et grèves massives des fermages et apporter l'appui d'amis de l'intérieur et de l'étranger à une réforme par des voies constitutionnelles. Le gouvernement réagit en instituant une Commission royale d'enquête sur les plaintes des crofters. Dirigée par le baron Francis Napier, propriétaire anglican tory ayant acquis une expérience considérable des problèmes coloniaux en Inde, cette commission présente son rapport la même année, reconnaissant la légi­timité des plaintes populaires. Aux élections générales de 1885, les crofters profitent de l'élargissement du droit de vote pour envoyer cinq des leurs comme députés au Parlement. Finalement, le Crofters Act, adopté en 1886, accorde pour la première fois une sécurité de tenure héritable, avec des fer­mages contrôlés, pour les petites exploitations relevant du régime du crof­ting.

La loi de 1886 est loin de restituer aux populations les terres qui leur ont été enlevées auparavant. Les plus vastes superficies restent complètement en dehors de la tenure sous le régime du crofting. Mais cette loi assurera jus­qu'à nos jours la survie de ce régime et de ce mode de vie. Ce ne sera pas avant 1976 que le Crofting Reform Act conférera au crofter le droit d'ache­ter la propriété foncière perpétuelle et libre (freehold) de sa terre moyennant quinze fois son fermage annuel. Les gens ne se précipiteront pas pour ac­cepter, se rendant compte que cela implique une rupture de la solidarité communautaire et la disparition du régime privilégié du crofting, avec les subventions agricoles qui l'accompagnent. De plus, la loi sera largement interprétée, à tort, comme signifiant qu'il faut également payer au proprié­taire terrien 50% des frais de mise en valeur de la terre. La rectification de cette interprétation erronée se révélera d'une importance vitale lors des évé­nements ultérieurs qui conduiront à une propriété foncière communautaire à Assynt. Ce ne sera pas avant l'adoption du Crofter Forestry (Scotland) Act de 1991 que les crofters pourront demander à être autorisés à planter des arbres sur leur terre. Les arbres plantés en dehors de cette disposition ap­partiennent au propriétaire terrien, ce qui est l'une des raisons pour les­quelles, traditionnellement, peu de crofts ont une ceinture boisée.